Pays de Lourdes/Vallée des Gaves : une interprétation magistrale de « La Messe là-bas » de Paul Claudel par Emile Azzi

A l’occasion de « La Nuit des églises », la nouveauté de cette édition 2024 dans la Bigorre mariale est sans conteste la programmation des cinq dates de «La messe là-bas» de Paul Claudel mise en scène et interprétée par Emile AZZI (compagnie A Ciel Ouvert Les Justes Causes) dans le cadre de la tournée dite des «Etoiles silencieuses» (nom pour désigner les lieux sacrés autour de Lourdes qu’Emile AZZI a voulu rallumer et sortir du silence par le verbe claudélien).

«La première fois que je suis venu à Lourdes j’ai eu une vision en regardant les Pyrénées, celle d’un collier de perles autour de la Sainte Vierge et d’une couronne d’étoiles» : l’ancienne abbaye millénaire de Saint-Pé-de-Bigorre et son église abbatiale, la chapelle Notre-Dame de Piétat à Saint-Savin et bien sûr le sanctuaire Notre-Dame de Poueylaün à Arrens-Marsous dans le Val d’Azun sont ainsi cette couronne étoilée autour de Lourdes, ce collier de perle destiné à Marie.

La première représentation de « La Messe là-bas » de Claudel a eu lieu le samedi 22 juin dans le «Parloir» de l’ancienne abbaye de Saint-Pé (aujourd’hui «Maison Maronite de la Mère de la Miséricorde»).

Le public a pu découvrir ce poème déroutant écrit par Claudel en 1917, alors qu’il est ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro en pleine première Guerre Mondiale, loin de sa terre natale. La scène se déroule à l’aurore au milieu de la nature exotique où le vent berce les palmiers avant que le soleil naissant s’apprête à tout envahir. Le narrateur, dont on devine rapidement que c’est Claudel lui-même qui couche sur le papier le tourment de son exil «là-bas», loin de sa patrie, entre en communion avec cette nature qui ressemble un peu au Jardin d’Eden et qui sert de cadre au déroulement d’une messe en plein-air suivant toutes les étapes du rite Romain en usage à cette époque : Introït, «Kyrie eleison» (« Seigneur, prends pitié »), Gloria, Lectures, «Credo» («Je crois»), Offertoire, Préface, Consécration, «Pater Noster» (« Notre Père »), Communion, «Ite Missa est» («La messe est finie»), suivi du «Pain béni» et conclu par la scansion finale du «In Principio erat Verbum» («Au commencement était le Verbe» Jn 1). 

Comme l’écrit Emile AZZI dans son Synopsis à propos de Claudel : «C’est une messe qu’il célèbre en pleine nature, un chant à la création où la parole est à fois profane et sacrée. L’église est ici l’espace infini, absolu. Au milieu de ses angoisses, naît en lui une lumière ; le ciel est désormais ouvert ; c’est une ligne directe avec Dieu… ».

Le comédien a parfaitement su transcrire ce «dialogue» de la créature et de la création avec son Créateur, en réservant des temps de chuchotements, parfois de silences, pour traduire l’intimité avec Dieu, et des temps de révoltes et de cris bouleversants, comme ceux poussés par «toutes les femmes de France» qui ont perdu leur mari à la guerre : «Notre Père qui êtes aux cieux, ayez pitié de nous !».

On ne peut pas s’empêcher alors de transposer ces paroles dans le contexte des conflits actuels qui déchirent le monde. Nombreux dans le public avouaient avoir pleuré. Il est rare d’éprouver des émotions aussi violentes avec le sentiment paradoxal qu’une grande douceur nous a envahis ; certains à la suite de la représentation du dimanche 23 juin à Poueylaün ont même parlé de «sérénité», d’un «calme étrange» qui régnait dans le long silence final – ce qui a fait dire au Recteur du Sanctuaire de Lourdes, le Père Michel DAUBANES, qui y assistait : «Merci de nous avoir aidés à prier» !

A l’instar du «tout est grâce» de Bernanos, Claudel transfigure la nature encore vierge du Corcovado par la grâce du Ressuscité et anticipe mystérieusement, comme le suggère le comédien, la construction (1926-1931), à son sommet, de la statue du Christ Rédempteur. D’ailleurs, le jeu d’acteur et la mise en scène soulignent bien cette dimension Christique, du Christ crucifié au Christ victorieux. Le comédien se tournant, les bras étendus en croix, vers le Crucifix qui se trouvait en face de la Chaire-à-prêcher du sanctuaire de Poueylaün (dimanche 23 juin), dans le chœur de l’église Saint-Pierre de Saint-Pé-de-Bigorre (mercredi 26 juin), et dans la nef de la chapelle de Piétat de Saint-Savin (vendredi 28 juin). Ce jeu rendait ainsi transparent le message claudélien : les souffrances du fidèle et du prêtre sont comme la «matière» du sacrifice qu’est la messe, que sont le pain et le vin offerts pour le Salut du monde. Ce mystère Eucharistique qui nourrit tout le poème est approfondi dans le mystère de la Résurrection, qui seul permet de donner un sens à la mort, sans quoi le cri des personnages serait désespéré et reviendrait au néant.

La langue de Claudel est souvent construite sur l’anaphore des dualités en chiasme, représentant l’image de la Croix du Christ. Et, de façon inattendue pour le spectateur, le poète inscrit le temps de la «Consécration» de la messe sous les auspices de la vie et de l’œuvre du poète maudit Arthur Rimbaud, suggérant sa conversion finale et ainsi la possibilité d’une «communion des saints» par une forme de «réversibilité des mérites». Ce passage déconcertant s’éclaire si l’on considère la nécessité de vivre en vérité ces grandes oppositions de l’existence : «Qui se serait mêlé si intimement à la nuit ? qui aurait coopéré du fond des ténèbres avec l’Aurore» – sous-entendu «si ce n’est le poète maudit» – et Claudel de s’adresser directement à Arthur : «Il n’y avait pas de moyen pour toi d’arriver à la vie que de mourir ! / Ce n’est pas le pain, c’est le calice qui était réservé à un si grand désir !». Nous comprenons ainsi qu’il faut la radicalité d’une âme de poète pour percer ce mystère existentiel face à la déréliction et à la mort. Et dans l’Offertoire, le poème prend même un accent philosophique : «Mon Dieu, je vous offre ce grand désir d’exister ! / Mon Dieu, je vous offre ce grand désir d’échapper au hasard et à l’apparence ! / Dans l’Amour qui est ma fin face à face, dans la Cause qui est la Vérité, / Là seulement je trouverai ma résidence».

Emile AZZI passe des ténèbres à la lumière, solaire, céleste ; Rimbaud est là, l’évocation de «Tête d’Or», que le comédien avait aussi incarné, est évidente.

L’œuvre de Claudel offre donc plusieurs entrées possibles et c’est la force du comédien Emile AZZI d’avoir su nous en donner toutes les facettes les plus subtiles, pénétrant jusqu’au plus profond la complexité de son univers poétique et de sa mystique. 

Ainsi pour Emile AZZI après «Tête d’Or», «L’Annonce faite à Marie», «Partage de midi», «L’Otage», il s’agit de la cinquième mise en scène d’une œuvre de Claudel. La compagnie A Ciel Ouvert Les Justes Causes est la seule compagnie française à avoir joué au Vatican en présentant au Palais de la Chancellerie «L’Annonce faite à Marie» qui fut notamment jouée également à Madagascar.

Au terme des cinq représentations, le public sortait avec le sentiment d’avoir été privilégié et d’avoir vécu un moment exceptionnel, incomparable et certains utilisant le terme de «sacré». 

Sont à remercier tous ceux qui ont rendu possible cette célébration : La compagnie A Ciel Ouvert Les Justes Causes, Les PP. Dominique Aubian, Gustave Zarabe, Yan Chylek, et tous ceux qui se sont engagés pour les «justes causes» au profit desquelles a été versée la généreuse libre participation du public : la réhabilitation de l’ancienne abbaye de Saint-Pé pilotée par Michel Rahmé (Maison Maronite de la Mère de la Miséricorde), l’aide pour les orphelines de l’école Saint-Antoine-de-Padoue à Soanierana-Ivongo des Sœurs de Mormaison transmise par Marie Tirat (EAP de l’ensemble paroissial du Val d’Azun) et la contribution pour la réfection du toit de l’école Notre-Dame d’Argelès-Gazost dont le professeur des écoles Mathieu Roullier-Gall (un Lourdais) était le représentant à Piétat.